Dans un monde agroalimentaire dominé par la concentration et la standardisation des outils de production ainsi que par la pression économique exercée sur les revenus agricoles, certains modèles font figure d’exception. C’est le cas de la filière du Comté bio qui incarne une forme de résistance fondée sur l’artisanat, la coopération locale et la préservation des savoir-faire.

Nous sommes partis à la rencontre des acteurs de cette filière, des producteurs aux affineurs en passant par les fromagers, afin d’en comprendre le fonctionnement. Ce que nous avons découvert va bien au-delà de la simple production fromagère : c’est un modèle de société local, profondément ancré dans son territoire, porté par des savoir-faire ancestraux, et engagé pour une pluralité des goûts, le respect du vivant et des producteurs.

La filière du comté repose sur la complexité d’un modèle artisanal qui déjoue les logiques d’optimisation industrielles au profit de la qualité, de la diversité et de la durabilité.

Produire le meilleur fromage possible et préserver ce patrimoine alimentaire dépend de l’implication et la responsabilisation de l’ensemble des acteurs de la filière. Voici comment ce modèle est organisé, étape par étape.

1. Une production laitière extensive ancrée dans le terroir

IMG_3617.png

La zone de production du Comté s'étend sur le Jura, le Doubs, l'Ain et quelques communes limitrophes, dans un contexte de moyenne montagne peu propice aux grandes cultures, mais particulièrement adapté au pâturage. Ici, la diversité botanique des prairies naturelles joue un rôle déterminant dans la richesse aromatique des fromages. Un cahier des charges strict encadre la filière, avec pour objectif de préserver une agriculture familiale et durable.

À contre-courant des modèles intensifs, seules deux races bovines sont autorisées : la Montbéliarde et la Simmental, toutes deux parfaitement adaptées aux conditions du massif jurassien et reconnues pour la qualité de leur lait. Le socle de la filière Comté repose sur une production laitière parmi les plus extensives, c’est-à-dire qu’elle met à profit la fertilité naturelle du sol sur de grandes surfaces et ne cherche pas la rentabilité des pâturages à tout prix.

L’alimentation des troupeaux doit être exclusivement locale, composée d’herbe fraîche pendant la belle saison et de foin en hiver. Les OGM, les ensilages et tout aliment fermenté y sont strictement interdits, en agriculture conventionnelle et en biologique. Le mode d’élevage repose sur le pâturage obligatoire dès que les conditions climatiques le permettent. Il veille au respect du bien-être animal et contribue activement à la préservation de la biodiversité des prairies.

La taille des fermes est volontairement limitée. Le nombre de vaches par exploitation est plafonné, afin de garantir la transmissibilité des fermes familiales, d’éviter toute concentration excessive et de maintenir un tissu agricole équilibré.

Ces exigences encadrent une production respectueuse des cycles naturels, favorisant la biodiversité et le respect du bien-être animal.

2. Les fruitières : une mutualisation artisanale

IMG_20250428_100442823_HDR.jpg

La transformation du lait en Comté s’opère dans un périmètre géographique restreint, les producteurs de lait se trouvant en général dans un rayon de 20 à 30 kilomètres autour de la fromagerie. Ce choix permet de maintenir un fort ancrage territorial, de préserver l’identité de chaque terroir et de garantir des emplois non délocalisables dans l’ensemble du massif jurassien.

Le lait est collecté chaque jour et doit impérativement être transformé dans les 24 heures suivant la traite ; le comté est ainsi fabriqué tous les jours de l’année. Il est ensuite travaillé dans l’une des 140 fromageries villageoises, appelées fruitières (qui tire son nom de « fruit » d’un travail collectif). Ces structures permettent de récolter le lait de plusieurs producteurs pour mutualiser les outils et commencer le processus de transformation. Lors de la fabrication du comté, chaque étape exige l’intervention directe d’un professionnel : aucune automatisation complète n’est autorisée dans le cahier des charges.

Chaque fruitière produit ainsi un fromage unique, reflet du terroir, du troupeau, du savoir-faire des fromagers et de l’environnement local. C’est un modèle d’anti-standardisation par essence : il valorise la pluralité des goûts plutôt que l’uniformité.

3. L’affinage : une maturation lente et exigeante

affineur.jpg

La fabrication du Comté se prolonge ensuite entre les mains d’un autre acteur clé de la filière : l’affineur. Dans les caves d’affinage, souvent spectaculaires, les meules reposent dans la pénombre. Ce lieu hors du temps est le théâtre d’un lent processus de maturation, essentiel à la qualité finale du fromage. Mois après mois, les arômes se développent patiemment, portés par l’alliance subtile du temps, du soin attentif des affineurs et de la microflore naturellement présente.

Loin de se limiter au simple stockage, l’affineur retourne, brosse, sale, observe et sélectionne les fromages avec rigueur, incarnant ainsi le garant irréprochable de leur qualité.

Le Comté est obligatoirement affiné pendant un minimum de quatre mois, mais certaines meules restent en cave douze, dix-huit, voire vingt-quatre mois ou plus. Cette durée confère au fromage toute sa complexité aromatique et une texture évolutive. C’est un processus lent, exigeant, mais indispensable à l’expression du terroir.

L’UFBC : un modèle atypique pour reprendre en main la distribution

L’Union des Fruitières Bio Comtoises (UFBC) regroupe aujourd’hui 4 fruitières et 25 fermes engagées dans une démarche de production biologique. Cette organisation atypique offre aux producteurs laitiers et aux fromagers la possibilité de mettre un peu plus leur travail sous les projecteurs et d’avoir la mainmise sur la distribution ; étape qui est en général plutôt dévolue aux affineurs, ces derniers formant l’ultime maillon de la chaîne de production.

L’UFBC incarne une volonté forte de reconnecter les fromagers et les producteurs à la commercialisation de leurs produits, leur permettant ainsi de maîtriser l’intégralité du parcours, de la fabrication jusqu’à la vente. Ce modèle leur donne l’opportunité de raconter pleinement l’histoire de leurs fromages, en mettant en valeur leurs origines, leurs spécificités, et les impacts de leur méthode de production.

Chaque Comté possède ses propres caractéristiques car issu de la collaboration d’un producteur de lait et d’une fruitière qui ont chacuns leurs particularités. Qui mieux que les fromagers eux-mêmes pour en défendre l’authenticité et les subtilités ? En contrôlant leur distribution, ils peuvent également choisir des circuits qui correspondent davantage à leurs valeurs. Certains privilégiant par exemple les réseaux bio pour une reconnaissance plus affirmée de leurs engagements.

Un modèle protectionniste… mais vertueux

À l’aune des critères industriels de productivité, le modèle Comté peut paraître inefficace. Les races de vaches sélectionnées ne sont pas les plus productives. Le lait cru impose une rigueur et une hygiène strictes. L’affinage long engendre des coûts importants et une perte de poids du produit fini. Enfin, la filière, très éclatée, est complexe à organiser.

Mais cette complexité artisanale agit comme un verrou naturel contre la concentration industrielle. En s’appuyant sur une diversité d’acteurs autonomes mais coordonnés, la filière devient pratiquement inintégrable à grande échelle, et c’est précisément là que réside sa force.

Les bénéfices de ce modèle sont multiples :

  • Sur le plan humain, il permet de préserver une agriculture familiale, de valoriser les savoir-faire ancestraux, et d’assurer à celles et ceux qui les exercent la possibilité de vivre de leur passion ;
  • Sur le plan écologique, il s’appuie sur des pratiques agroécologiques respectueuses de l’environnement local et contribue activement à la préservation de la biodiversité ;
  • Sur le plan gustatif, il offre une grande diversité de saveurs, faisant de chaque meule une expression singulière de son micro-terroir ;
  • Enfin, sur le plan économique, ce système favorise la maîtrise de la valeur ajoutée, soutient l’emploi local et, surtout, garantit une rémunération aux producteurs, à l’abri des pressions exercées par les grands groupes industriels.

Apprécier le Comté, c’est reconnaître la richesse d’un écosystème fondé sur la coopération ; c’est valoriser un fonctionnement qui privilégie la passion des producteurs, la patience de fabrication, l’histoire collective d’un territoire, de ses paysages et de ses nombreux acteurs. 

Et maintenant ?

Alors que de plus en plus d’éleveurs arrêtent leur activité et que peu de jeunes reprennent le flambeau, la question de la pérennité de ces produits uniques devient cruciale.

Ce modèle peut-il inspirer d’autres filières ? Quelles pistes explorer pour préserver ces savoir-faire ancestraux et les modes de production qui leur donnent tout leur sens ? 

Le défi est collectif et le consommateur peut, par son comportement d’achat, soutenir ce système vertueux en acceptant de payer un prix légèrement supérieur mais qui est à la hauteur du travail, des valeurs et de l’engagement qu’il incarne. Il ne s’agit pas seulement de sauver un fromage, mais de préserver un modèle agricole, culturel et économique, fondé sur la qualité, la coopération et la durabilité.